Politique

Une France en voie de sous-développement

La Croix 25/4/1970

 

Ne sommes-nous pas le Tiers-Monde de demain ? Un certain nombre de cris d'alarme nous ouvrent cette perspective peu attrayante.

C'est d'abord M. Fontanet, Ministre du Travail, qui, non sans courage, nous avertit que la dénatalité mène notre pays vers la catastrophe. La France devient le royaume illusoire de vieillards que les trop rares jeunes ne parviendront plus à entretenir. M. Alfred Sauvy l'indiquait, récemment, lui aussi, dans l'Expansion : « Si, en 1975, tous les Français partent à la retraite à 65 ans, il y aura 100 retraités pour 400 adultes (de 20 à 65 ans) ; si tous partent à la retraite à 60 ans, il y aura 100 retraités pour 265 adultes (de 20 à 60 ans) ». Autrement dit, la gérontonatie de la misère.

Pourtant, si on doit louer M. Fontanet de chercher des remèdes à cette situation, on me permettra de manifester un étonnement. En effet, le Gouvernement semble surpris par la découverte de ce déclin. Les Ministres ignorent-ils l’État Civil, c'est-à-dire les seules statistiques qui ne mentent pas ? Cet étonnement, je l'éprouve pour la seconde fois en une seule décennie, car la poussée démographique des années 1940 et son émergence aux années 60 avait été tout aussi ignorée des Pouvoirs Publics. Cette ignorance a joué son rôle aux origines des événements de mai 1968.

Je me sens porté à encore plus d'inquiétude quand, à travers divers documents, relatifs au VIème Plan et à l'Institut de Développement Industriel, je constate combien, même en haut lieu, on considère fragile notre économie. Je pense en particulier au rapport de la Commission « Développement Industriel », publié en 1968. Manque de poids industriel de notre pays, faible dimension de ses entreprises, faiblesse des exportations industrielles … En voilà les leitmotive.

Ainsi apparaît à l'horizon de demain le spectre de notre sous-développement. Trop pauvres comme puissance industrielle, trop riches pour ne pas susciter quand même la jalousie du Tiers-Monde, nous risquons surtout d'être les premières victimes d'une révolte qui à coup sûr se produira si l'égoïsme qui nous vaut l'actuelle dénatalité se conjugue avec l'égoïsme qui nous fait apporter de moins en moins de secours au pays pauvres.

Certes, invoquer un argument de peur pour provoquer l'aide au Tiers-Monde apparaît déplaisant. Quant au hasard de conférences, je l'entends évoquer, j'éprouve une gêne. Une telle peur se situe, en effet, à l'origine de tous les génocides. On tue pour prévenir les représailles de l'avenir. Quand on lit le livre effroyable de Lucien Bodard sur le Brésil, le Massacre des Indiens, même en faisant leur part au spectaculaire journalistique et à l'outrance, on se convainc des dangers d'un tel argument. Force nous est pourtant d'en reconnaître la valeur et d'en frémir. Sans compter que le péril d'une pression extérieure des pays affamés s'associera au péril intérieur du Tiers-Monde que notre dénatalité nous aura fait importer chez nous même pour remplir les tâches que nous ne serons plus assez nombreux pour assumer. J'achève de donner à ces perspectives couleurs d'Apocalypse en évoquant les explosions de racisme par lesquelles nous préluderons à notre propre massacre.

Qu'on ne s'imagine pas échapper au péril grâce à je ne sais quelle « guerre presse-bouton ». celle-ci demanderait (je parle en cynique) des moyens économiques que nous ne possédons pas. Surtout la guerre presse-bouton appartient plus à une science-fiction démodée qu'au XXème siècle finissant. Nietsche, dangereux prophète, avait affirmé que celui-ci serait « le siècle classique de la guerre » : oui, mais plutôt le siècle classique de la guérilla. Nous l'avons éprouvé en Indochine et en Algérie. Les Américains l'apprennent au Vietnam. L'arme moderne, ce n'est pas la bombe atomique, mais la mitraillette et le cocktail Molotov.

En présence d'un péril qui n'est pas œuvre d'une imagination déréglée mais que les chiffres consignent, notre pays n'a d'autre issue qu'un double sursaut. D'abord un sursaut pour une lutte efficace contre la dénatalité. Le Ministre du Travail propose une série de mesures. Elles possèdent une réelle valeur et le contexte politique n'en permet peut-être pas d'autres. Qu'elles apparaissent timides pourtant, quand on mesure l'enjeu et l'urgence d'un redressement ! Ensuite, un sursaut pour une aide efficace au Tiers-Monde, seul moyen légitime d'éviter aussi bien l'excès de son poids démographique que sa révolte. Notre salut est à ce prix.

Mais surtout nous connaîtrons à nouveau la joie d'être un peuple vivant.